Témoignage du Général Kelley B. LEMMON, Lt Colonel commandant le 2ème Bataillon du 11ème Régiment à Dornot en septembre 1944.


   "Le Bois du Fer à Cheval a vu couler beaucoup d'eau depuis que le 2ème Bataillon y vécut des heures tragiques il y a 60 ans.
Mon souvenir le plus fort de Dornot est l'incroyable courage, l'altruisme, le dévouement, le sens du devoir et le souci les uns des autres dont firent preuve les héroïques jeunes hommes du 2ème Bataillon et de leurs unités de support qui tous se battirent sur les deux rives tellement dangereuses de la Moselle. Yuill, Irwin, Walker, Patton, Bradley et Eisenhower ont tous disparu. Je reste donc le seul survivant de cette chaîne de commandement.
   Aujourd'hui les vétérans du 2ème Bataillon restent extrêmement fiers de ce qu'ils ont fait ici. Je sais qu'aucun d'eux n'a de regrets. Malheureusement le moule dans lequel ces hommes ont été conçus est définitivement cassé. Comme je m'en suis rapidement rendu compte à l'époque, nous ne nous sommes pas retrouvés à Dornot suite à un vrai plan concerté, mais plutôt à cause d'un accident de communication. Croyant que le 23ème Bataillon de la 7ème Division Blindée avait réussi à traverser la Moselle à 2kms en aval de Dornot, le Général Walker ordonna l'exploitation de l'opération de Dornot. S'il n'y avait pas eu cette incroyable interférence dans les ordres du CCB, mon 2ème Bataillon aurait du se trouver de l'autre côté de la rivière avant l'aube, bénéficiant ainsi de l'effet de surprise. Ainsi, en admettent qu'une autre tête de pont ait été en place 2kms au nord, la suite de la bataille aurait pu prendre une toute autre tournure.
   Mais l'inopportune attente à Dornot fut simplement débile et injuste pour les troupes prêtes à s'engager avec l'ennemi. Nous étions là en plein dans le problème des commandeurs qui parlent pendant que les hommes de troupes subissent le terrain.
Au milieu de la matinée, la raison l'avait emporté.
   Ayant échoué dans sa tentative d'ouvrir le show avec les ressources du 11ème Régiment, le CCB reçut l'ordre de détacher le 23ème Bataillon d'Infanterie Blindée pour nettoyer les alentours de Dornot. Miséricordieusement, la confusion disparut avec eux.    Les opérations purent reprendre, mais avec un petit ajustement apporté au plan initial décidé le soir précédent au poste de commandement du Régiment. Afin de simplifier les choses, j'autorisais les hommes du 23ème Bataillon à finalement traverser avec nous, afin qu'ils puissent ensuite atteindre leur objectif situé vers Jouy.
   Mais je commençais à être de plus en plus inquiet du vide d'informations sur l'ennemi. Beaucoup de choses s'étaient déjà très mal passées, rien n'évoluait comme je le voulais, rien ne sonnait juste.
   Mon trouble ne fit que s'accentuer quand le 23ème, qui avait traversé 48 hommes et son groupe de commandement avancé, me demanda de le relever de sa mission. Mais il était impossible qu'ils quittent la tête de pont, et je ne pouvais strictement rien faire pour eux. Je ne sais toujours pas aujourd'hui où ils étaient exactement, et où peuvent se trouver leurs soldats portés disparus. Et je pense que j'étais sûrement trop écoeuré à l'époque pour m'en soucier.
   L'ironie de la situation ne m'échappait pas. Ces soldats du 23ème étaient les mêmes éléments qui avaient soi-disant traversé la Moselle le jour précédent, ayant établi une soi-disant tête de pont que nous aurions du exploiter. La réalité était que notre flanc droit était totalement ouvert.
   La loi de Murphy, disant que quand les choses commencent à aller mal, elles vont progressivement de plus en plus mal, s'imposait peu à peu. L'assaut de mon 2ème Bataillon échoua sur les hauteurs. Le Fort Saint-Blaise fut découvert partiellement occupé et imprenable. Une artillerie hostile et deux contre-attaques simultanées sur nos deux flancs exposés nous forcèrent à nous replier dans le Bois du Fer à Cheval.
   Notre artillerie de support avait du être réduite à cause d'un manque temporaire de munitions. Notre artillerie défensive réussit néanmoins à faire tenir la tête de pont. Le support aérien n'arriva jamais, bien que les alliés aient à ce moment la totale maîtrise du ciel.
   De la part d'un officier allemand fait prisonnier, je compris que mes soucis n'étaient pas sans fondement. Il me dit : " Votre infanterie est très brave, mais vos officiers sont stupides. Vous pouvez continuer à attaquer les forts de face à tout jamais sans pouvoir les capturer. Grâce à l'artillerie américaine et l'infanterie allemande nous pourrions avoir le monde à nos pieds ".
   Je pensai alors que ces propos venant d'un officier d'une armée supposée désorganisée et en déroute étaient plutôt puissants. Peut-être les Allemands allaient-ils faire de la résistance autour de Metz ?
   Je n'eus plus aucun doute à ce sujet lorsque nous fut révélée la redoutable existence du Fort Driant sur notre arrière gauche.
A Dornot, nous étions comme des oiseaux pris en cage. Les Allemands placèrent habilement leur premier tir d'artillerie sur notre poste de commandement avancé. A ce moment même, j'essayais de négocier avec mes supérieurs la réduction de mon trop vaste espace de commandement. J'étais prêt à me déplacer avec mes hommes de l'autre côté de la rivière.
   Cette salve tua mon sergent de renseignement, mon opérateur radio et le jeune " John the Frenchman " (Jean Maspero) qui était notre guide et traducteur depuis Angers. Parmi les blessés se trouvaient l'officier exécutif et l'officier de renseignement du Bataillon. Les communications par câble étaient hors d'usage et ma radio détruite. Je me déplaçais immédiatement vers un nouveau poste de commandement qui avait été pré-cablé dans le haut du village. De là, je pus reprendre le contrôle des opérations.
   Et voilà, plutôt que de poursuivre un ennemi en déroute, nous nous battions contre des positions fortifiées face auxquelles nous n'avions aucun équipement adapté. Et je me retrouvais sur le fil du rasoir, dans une position extrêmement délicate. Devais-je être loyal envers mon commandement ou envers mes hommes ?
   Une position très inconfortable, je peux vous l'assurer…
   Il devint vite évident que le quartier général était peu disposé à engager les ressources nécessaires pour élargir la tête de Pont. Un fois élargie, elle aurait été trop coûteuse à utiliser. En conséquence, quand je fus certain qu'il était hors de doute que nous devions résister avec les seules ressources disponibles, je me posai l'ultime question : " pourquoi sacrifier un bataillon d'élite pour rien ? ".
   Il était vraiment temps que je sorte de ma cage.
   Le cours des événements continuait à tourner au vinaigre. En haut, on m'avait mis en garde. Le Général Patton était las des nombreuses traversées de rivières ratées, et sa patience avait atteint ses limites. Et le mot était faible !
   Je n'avais bien sûr pas transmis les états d'âme de Patton à mes hommes. Ce que je ne savais pas, c'est que l'Etat-Major avait relevé de son commandement le Général Thompson, commandant le CCB, parce qu'ils avaient pensé qu'il avait fait revenir en arrière des troupes ayant établi la première tête de pont, celle qui n'avait jamais existé !
   Sur ma recommandation, le Colonel Yuill proposa une retraite immédiate de mes troupes du Bois du Fer à Cheval, proposition assortie d'une autre tentative de traversée à un endroit plus raisonnable.
   Non seulement l'Etat-Major refusa catégoriquement la retraite, mais il ordonna que la tête de pont devait tenir à tout prix !
Mes hommes devaient se sacrifier pour occuper l'ennemi pendant que le 10ème Régiment d'Infanterie traverserait à Arnaville. Les hommes ayant mis toute leur confiance en moi, leur dire qu'ils avaient été déclarés " sacrifiables " fut la chose la plus difficile que j'eus à faire de toute la guerre.
   Comme je l'avais espéré, ils répondirent magnifiquement à cette nouvelle et terrible mission. Ils tinrent la position pendant 60 difficiles heures dans des conditions effroyablement dures pendant que la traversée à Arnaville était sécurisée. Ensuite, il fallut se replier…
   J'appris, après la guerre, que l'heure de repli que j'avais programmée précédait de 2 heures une attaque allemande coordonnée, planifiée pour totalement anéantir la tête de pont de Dornot.
   Au beau milieu d'une nuit, pendant ces 60 heures, je reçus le second de deux coups de téléphone mémorables. Le premier avait bien sûr été celui du Colonel Yuill disant qu'il fallait tenir " à tout prix ".
Le second appel fut un appel angoissé, presque inaudible qu'on me passa finalement car personne ne savait quoi en faire. Il émanait d'un GI qui était dans son trou, de l'autre côté de la Moselle. Sa mission était de tenir les Allemands éloignés du site prévu pour le repli.
" Colonel, me dit-il, je pense que les Allemands sont en train d'utiliser les gaz. Il y a un gros nuage blanc qui arrive sur nous par la rivière ". Si c'était vrai, nous avions un sacré problème sur le dos. Nos masques à gaz se trouvaient sur des camions à des kilomètres.
Je me souviens avoir prodigué des mots de réconfort et d'encouragement au soldat. Je me souviens avoir croisé mes doigts. Je me souviens même avoir prié. Je raccrochai et attendis. Quelques longues minutes plus tard, le téléphone sonna à nouveau et mes prières furent exaucées : " Monsieur, nous sommes OK. C'était juste de la brume. Bonne nuit, Monsieur… ".
   Je suis certain que l'historien A. Kemp a pensé à ce brave fantassin et à ses camarades lorsqu'il écrivit : " Les vaillants défenseurs du Bois du Fer à Cheval furent les victimes d'un faux optimisme et d'un pauvre plan émanant de leurs supérieurs, et leur action est restée enterrée dans les archives et les publications les moins lues. Les grandes opérations de guerre sont malheureusement faites de centaines de Dornot - préparées à la hâte, mal conçues, improvisées, mais néanmoins héroïques ! ".
Kemp dit aussi : " La poignée de survivants fut ramenée à l'arrière pour prendre du repos, mais, pratiquement, le 2ème Bataillon du 11ème Régiment avait temporairement cessé d'exister ".
   Mais le répit fut de courte durée. Le Bataillon essaya de contenir l'ennemi au Fort Driant pendant qu'on tentait de rétablir son effectif avec des remplaçants.
   Le 17ème jour, le Bataillon lançait la première de plusieurs futiles attaques de la 5ème Division d'Infanterie sur le Fort Driant.
En regardant en arrière, je me rappelle très bien combien ma confiance dans le XXème Corps s'était graduellement érodée.
D'abord, il y avait eu cette découverte que le CCB avait traversé la Moselle 2 Kms plus bas. Ce qui était supposé être un exploit.
En fait le 23ème Bataillon d'Infanterie Blindée était bel et bien encore sur la rive ouest de la rivière, contribuant efficacement à l'incroyable embouteillage qui nous bloquait la route pour accéder à l'endroit où nous étions supposés traverser.
   Ensuite, survint le très peu professionnel et désolant spectacle de deux divisions du XXème Corps étant autorisées à entrer en collision et à se mélanger au même endroit de traversée.
   J'étais aussi en colère. Je me souvins combien il me fallut prendre sur moi pour que cette colère n'influence pas mes pensées et mon jugement. Le vase déborda quand le 23ème me demanda de le relever de sa mission…En conclusion, laissez-moi une fois encore vous rappeler le courage, l'altruisme , le dévouement, le sens du devoir et le souci les uns des autres dont les jeunes braves de Dornot ont fait preuve. Pour moi, j'ai ce très fort souvenir d'eux qui restera à tout jamais gravé en moi.Et pour terminer, un petit clin d'œil. Un merci tardif aux " généreux " et " inconnus donateurs " de 5 têtes de bétail qui représentèrent la majeure partie du premier repas chaud que prirent les survivants du Bois du Fer à Cheval. Un rapport stipule que cette prise fut l'œuvre du joueur de clairon de la Compagnie H. Celui-là même -entreprenant et talentueux camarade- qui conspira avec moi à Verdun pour enivrer les trois FFI qui avaient la charge de garder l'entrée de la cave à vin de l'hôtel Bellevue…"
   Général Kelley B. Lemmon
   Washington, le 2 septembre 2002.

Kelley B. LEMMON
  Lt Colonel à la tête de pont de Dornot

L'opération de la traversée de la Moselle à Dornot et les événements qui suivirent font partie des souvenirs les plus douloureux de ma carrière.

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